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Quand la princesse Ahotep s’approcha du lac sacré de Karnak, des milliers d’hirondelles dansèrent dans le ciel bleu. Parmi elles, les âmes des ressuscités, venues de l’autre côté de la vie pour saluer l’initiation d’une reine d’Égypte.
La jeune femme était si recueillie que chaque parole rituelle se gravait en son cœur, le grand prêtre si ému qu’il en bredouillait. Jamais il n’aurait supposé que les dieux eussent décidé de confier à cette sauvageonne une fonction aussi périlleuse. Mais la profondeur du regard d’Ahotep lui prouva qu’ils ne s’étaient pas trompés.
— Faites offrande, princesse.
Ahotep s’agenouilla face à l’Orient où le soleil venait de livrer un combat victorieux dans l’île de la flamme. De ses lèvres sortit l’antique prière de l’aube, hymne au miracle de la vie qui, une fois encore, venait de vaincre la mort et le dragon des ténèbres.
— Que la purification soit accomplie.
Deux chanteuses d’Amon ôtèrent la robe blanche d’Ahotep. Nue, elle descendit lentement l’escalier d’angle du lac sacré et pénétra dans l’eau paisible, image terrestre du Noun céleste, l’océan d’énergie où naissaient toutes les formes de vie.
— Le mal et la destruction s’éloignent de toi, dit un ritualiste. L’eau divine te purifie, tu deviens fille de la lumière et des étoiles.
Ahotep eût aimé que le temps s’arrêtât. Elle se sentait protégée, à l’abri de tout péril, en communion parfaite avec la force invisible qui la faisait renaître.
— Tes membres ont été purifiés dans le champ des offrandes, poursuivit le ritualiste, aucun d’eux n’est en état de manque ni de faute. Ton être est rajeuni, ton âme peut voler dans le ciel. À présent, il te faut pénétrer dans la salle de Maât et faire reconnaître ton cœur comme juste.
À regret, la jeune femme sortit du lac sacré. Quand le soleil eut séché sa peau, les chanteuses d’Amon la revêtirent d’une tunique de lin ancienne, à la blancheur immaculée.
C’est avec hésitation qu’elle suivit le ritualiste qui lui ouvrit la porte d’une chapelle. Comment Ahotep pouvait-elle être certaine de n’avoir jamais violé la loi de Maât ?
Sur une paroi, la représentation du dieu Osiris, le juge suprême. Face à la princesse, la reine tenant dans la main droite une plume d’autruche en or, symbole de la justice céleste.
Ahotep sentit qu’elle ne s’adressait pas à sa mère, mais à la représentante terrestre de la déesse de la rectitude.
— Toi qui me juges, déclara-t-elle, tu connais mon cœur. Je n’ai jamais cherché à commettre le mal et je n’ai qu’un désir : libérer l’Égypte et son peuple pour que Maât soit de nouveau notre gouvernail.
— Es-tu prête, Ahotep, à affronter l’injustice, la violence, la haine, le mensonge et l’ingratitude sans en remplir le vase de ton cœur ?
— Je le suis.
— Sais-tu qu’au jour du jugement ton cœur sera pesé et qu’il devra être aussi léger que la plume d’une autruche ?
— Je le sais.
— Que la pierre de Maât soit le socle sur lequel tu bâtiras ton règne. Nourris-toi de Maât, vis d’elle et avec elle. Ciel et terre ne te repousseront pas, les divinités façonneront ton être. Va vers la lumière, Ahotep.
Bien que les gestes rituels fussent accomplis avec lenteur, la princesse eut le sentiment que les épisodes de son initiation se déroulaient à une vitesse presque suffocante. Elle traversa la matrice stellaire, descendit dans les profondeurs où l’artisan divin, Ptah, façonna ses membres, monta dans la barque d’Osiris, vit Râ à son lever et Atoum à son crépuscule, but l’eau de l’inondation et le lait de la vache céleste.
Après qu’on l’eut revêtue de la robe de cérémonie tissée par la déesse Tayt, Ahotep fut parfumée et ornée d’un grand collier et de bracelets.
— Tu as franchi l’espace comme le vent, constata le grand prêtre, et tu t’es unie à la lumière dans l’horizon. Qu’Horus, le protecteur de la royauté, et Thot, le maître de la connaissance, te donnent vie en tant que reine.
Ahotep fut conviée à se tenir debout sur une table d’offrandes. Deux prêtres, l’un portant un masque de faucon et l’autre d’ibis, élevèrent des vases au-dessus de sa tête.
Deux rayons en sortirent et baignèrent la jeune femme d’une clarté irréelle.
Son cœur se dilata, et son regard porta au loin, tel celui d’un rapace.
Des prêtresses couvrirent sa tête d’une coiffe en tissu imitant une dépouille de vautour, symbole de la mère cosmique, sur laquelle ils posèrent la couronne traditionnelle des reines d’Égypte, formée de deux hautes plumes.
Téti la Petite lui remit le sceptre floral au manche flexible, insigne du pouvoir féminin.
Qaris avait organisé un modeste banquet dans une cour du temple, à l’abri des regards.
— Pardonnez-moi le manque d’éclat de cette cérémonie, Majesté, dit-il à Ahotep, mais votre couronnement doit rester secret le plus longtemps possible. Au palais, il y a trop d’oreilles curieuses. Si les Hyksos apprenaient que Thèbes a choisi une jeune reine pour la gouverner, leur réaction risquerait d’être violente.
— Moi aussi, renchérit Téti la Petite, je déplore ce couronnement clandestin ; mais nous sommes dans la résistance, et il était indispensable qu’il en fût ainsi.
Porteur d’un arc et de quatre flèches, le grand prêtre s’avança vers Ahotep.
— Nous sommes dans un lieu de paix, Majesté, mais notre pays est occupé et vous seule représentez désormais l’espoir d’une libération. En vous offrant ces armes, je vous prie d’incarner la déesse de la ville de Thèbes, afin que cette dernière reprenne enfin la lutte.
Ahotep n’avait jamais manié le grand arc. Pourtant, la foi qui l’habitait lui permit de trouver spontanément les bons gestes. Et elle tira la première flèche au nord, la deuxième au sud, la troisième à l’est et la quatrième à l’ouest.
— Puissiez-vous avoir conquis les quatre orients, Majesté ; eux savent qui vous êtes et ce que vous souhaitez. Que l’espace traversé par la lune, votre protectrice, inspire vos actions.
Sensibles à la gravité du moment, les quelques convives n’avaient guère envie de goûter aux plats préparés par la cuisinière du grand prêtre.
Accompagné de Rieur, Séqen fut autorisé à s’asseoir près de son épouse. Le molosse, lui, fit honneur aux pigeons rôtis et à la perche du Nil.
— Rien d’anormal au palais ? demanda Téti la Petite.
— Tout est calme. La rumeur prétend que vous et votre fille suppliez le dieu Amon de protéger la ville de la fureur hyksos.
L’assistant du grand prêtre apporta une jarre de vin.
— Voici un grand cru qui date de l’année précédant l’invasion, indiqua-t-il. Il a encore le goût de la liberté. Mais avant de le boire, j’aimerais vous chanter une poésie ancienne en m’accompagnant à la harpe.
La voix s’éleva, presque brisée, mais précise dans ses intonations :
« Quand une forme s’incarne, elle est condamnée à disparaître. Les esprits lumineux feront vivre ton nom, et tu auras une belle place dans l’Occident. Mais le courant du fleuve ne s’interrompt jamais, et chacun s’en va à son heure. Les tombes des nobles ont disparu, leurs murs se sont effondrés comme s’ils n’avaient jamais existé. Fais un jour heureux, reine d’Égypte, réjouis-toi de ce moment, suis ton cœur le temps de ton existence, parfume-toi, orne ton cou de guirlandes de lotus, oublie la tristesse tandis que ceux que tu aimes sont assis à tes côtés. Souviens-toi de ce bonheur jusqu’au moment où tu aborderas le pays du silence éternel. »
Chacun fut affligé par le sombre caractère de ces paroles, qui ôta toute gaieté à ces pauvres festivités. Le vin fut néanmoins versé dans les coupes, et Séqen espéra que le breuvage dissiperait la mélancolie ambiante.
Rieur se dressa de toute sa taille et, d’un coup de patte, renversa la coupe qu’Ahotep portait à ses lèvres. Puis il se retourna vers le harpiste en grognant.
Indifférent à l’incident, ce dernier but avec ostentation.
La jeune reine se leva.
— Tu as empoisonné ce vin, n’est-ce pas ?
— Oui, Majesté.
— Es-tu au service des Hyksos ?
— Non, Majesté. Je juge simplement insensée votre entreprise car je suis persuadé qu’elle ne provoquera que malheurs et destructions. C’est pourquoi je souhaitais que nous mourions ensemble, au terme de ce banquet, afin d’éviter au pays de nouvelles souffrances. Mais votre chien en a décidé autrement…
Les lèvres du harpiste blanchirent, le souffle lui manqua, ses yeux devinrent fixes et sa tête tomba de côté.
Ahotep regarda le ciel.
— Observez la lune… Son nom, iâh, est masculin parce que le génie qui l’habite est le dieu du combat. Désormais, le disque d’argent dans sa barque sera le signe de ralliement des résistants.
Dans la paume de sa main gauche, la reine dessina à la fois le début de son nom et son programme de règne :